Les accords sont ils dissonants ou consonants ? Le triton

Femme qui ne veut pas entendre

Jim, un lecteur courtois et perplexe m’a alors interpellé sur ce qui constitue à ses oreilles l’exemple parfait d’une dissonance : l’accord de 7e de dominante et, en particulier l’intervalle qu’il contient, la 4te augmentée. J’ai donc pris la liberté cette semaine de solliciter Anna-Magdalena, Claude et Bela afin de m’aider aujourd’hui à défendre mon point de vue sur cet intervalle longtemps abhorré : le triton (vous aurez reconnu leur nom de famille respectif, Bach, Debussy et Bartok ).

La dissonance premier temps

C’est tout d’abord Anna-Magdalena qui nous montre ce recueil que sa famille a collecté et qui se trouve sur son clavecin chez elle pour aborder ce qu’elle pense du triton. Elle l’ouvre au n° 10 : il s’agit d’un Menuet dont l’auteur est inconnu.

Anna-Magdalena se met à le jouer sur mon piano. Elle annonce :

"La mineur, entrée en canon des deux mains pendant 4 mesures, puis marche harmonique modulante, basse en ostinato de noires, descente conjointe par mesure."  
Elle s’arrête soudainement sur le 2e temps de la 5e mesure.
Texte musical d'Ana Magdalena BACH
exemples de tritons
Tritons

« La-ré# » dit la pianiste, « sur le 3e temps est l’intervalle harmonique dissonant de triton, composé de 3 tons. Ré# à la main droite est la sensible de MI Majeur, tonalité dans laquelle on module et la, à la main gauche est la 7e de l’accord sous-entendu du 3e renversement de l’accord du Ve degré de MI Majeur la-si-ré#– fa#.

La dissonance vient de la tension générée par ces 2 sons instables qui doivent se résoudre sur un intervalle consonant que l’on trouve au 1er temps de la mesure suivante sol#-mi ; ré#, sensible, doit monter conjointement sur mi (main droite) et la, 7e, descendre conjointement sur sol#, sol# (main gauche) et mi (main droite) sous-entendant l’accord sol#– si-mi, Ier renversement du Ier degré de MI Majeur.

Et maintenant, écoutez bien : le même enchaînement harmonique se reproduit de 2 en 2 mesures pour moduler en RE Majeur avec le triton sol-do#, mesure 7, puis en DO Majeur avec le triton fa-si, mesure 9. »

Claude l’interrompt :

« Fa-si voilà qui m’intéresse, c’est celui-là dont je veux parler ! « 

Anna-Magdalena : « Permettez-moi de terminer d’abord mon explication, cher Claude ;

 J’ajoute que, dans ce Menuet, pour préparer l’oreille à la dissonance, chaque triton est précédé d’un intervalle où l’une des 2 notes est déjà présente à la basse. Ainsi la dissonance se réalise en 3 temps : préparation, dissonance et résolution. « 

Je pense que Jim est ravi, nous aussi, sa définition de la dissonance issue du triton présent dans la 7e de dominante est conforme à l’explication d’Anna-Magdalena.

Des accords nocturnes

Claude enchaîne sans ménagement, comme d’habitude : « D’abord fa-si ou si-fa, en montant ou en descendant, triton ou pas, quarte augmentée ou quinte diminuée c’est du pareil au même. Assez de théorie, du son et du beau son, il faut écouter cet intervalle, le goûter ! « 

Et se mettant au piano, il joue : 

Texte musical dissonant ou consonant de Claude Debussy

Claude reprend : « Voilà comment est né mon thème au cor anglais pour Nuages avec la réponse aux cors, cet appel (il chante si-fa) qui m’obsédait que j’ai accompagné en écho aux cellos, sur la touche, pianissimo : ré-sol. Vous l’avez là votre accord de dominante sol-si-ré-fa ! Pas de préparation, pas de tension et surtout pas de résolution. Vous imaginez la résolution ? L’effet produit par cette fameuse résolution naturelle dans mes Nuages ? 

Et il joue :

Texte de Claude Debussy, nuages, consonant ou dissonant ?

Claude s’impatiente : « Il se suffit à lui-même cet accord, il est dans son équilibre. D’ailleurs je termine ce numéro par effacement de chacune de ses notes. Le sol disparaît, le fa et le ré, reste le si qui s’évanouit aux cordes et à la timbale pianississimo dans le brouillard. Qu’est-ce que vous entendez dans ces 5 dernières mesures, un Ve degré de DO Majeur ? Et qu’est-ce que j’ai mis comme armure ? 2 dièses, on est en SI bien sûr. Je commence ce 1er numéro de mes Nocturnes par si-fa#. Mais très vite, je glisse sur une autre échelle : si-do#-ré-mi-fa naturel et je termine avec cette couleur : basse si, premier degré ! Où est la dissonance ? « 

Le triton fait une fugue

Bela enchaîne : « Je pense que c’est le moment, pour moi, d’exposer mon sujet. J’apporte ma réponse et de je développe jusqu’à la réexposition, de façon plus serrée mes arguments et enfin, conclure, c’est-à-dire, en un mot, présenter ma fugue. »  Et Bela s’installe au piano. 

Je me sens obligé d’intervenir : « Pardon, Bela, j’aperçois la partition de la fugue de votre Musique pour cordes, célesta et percussion, mais j’ai un article à terminer pour mes ami-e-s musiciens et nous devons bientôt conclure… « 

Bela répond : « Dommage, alors, je dirai simplement que le triton est la pierre contrapuntique de fondement de ma fugue et je jouerai juste les 3 dernières mesures où je livre mon secret.

Je l’interromps : « Bon ! jouez quand même s’il vous plaît à partir de 82 les 7 dernières qu’on ait le temps de saisir la tête du sujet par mouvement droit et par mouvement contraire. « 

Texte Musical de Bela Bartok, consonant ou dissonant ?

Bela reprend : « Vous remarquerez : mesure 86, je superpose mon sujet dans sa version initiale et dans sa version contraire, ce qui donne un effet miroir pour ces deux voix. Cette combinaison fait ressortir les 2 sons extrêmes de l’ambitus réduit de ma tête de thème la et mib. En réalité, toute la fugue est organisée à partir de ces 2 pôles la et mib, sons à distance de triton. La fugue  commence sur un la, elle a son point culminant sur un mib collectif ( mesure 56) et termine sur un la en unisson.

Anna Magdalena nous aurait parlé de tonique et de dominante. Pour moi, le triton les remplace, il devient l’axe structurel de ma pièce. J’aurai peut-être le temps de vous faire remarquer qu’à la mesure 63 on trouve notre fameux intervalle de repos entre si et fa ou fa et si qui, dans cette discussion aura été commun à nos 3 œuvres. Et, dans cette musique qui est la mienne, j’oserais vous poser la question : l’entendez-vous comme une dissonance ? « 

Synthèse

 Sur cette question fort intéressante, je remercie et congédie nos invités. L’enrichissement perpétuel de l’écriture musicale, avec le temps, grâce aux compositeurs, a fait évoluer la notion de dissonance. Le triton en est un bel exemple. Je remercie également Jim de m’avoir suggéré cette réflexion et j’espère qu’elle l’éclairera !

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