Entendez-vous la musique quand vous lisez un texte musical ? Pourquoi à partir de la partition écrite, développer une audition intérieure de qualité pour composer ?
Qu’avez-vous entendu ?
Chaque année de ma vie professionnelle, comme tout enseignant, j’ai eu le plaisir de faire connaissance avec un nouveau groupe d’étudiants en écriture musicale. Au fil des ans, j’ai pris une habitude, afin de faire connaissance avec eux le jour de la rentrée : organiser une sorte de test, dont j’aimerais vous parler aujourd’hui.
- Étape 1 – M’étant muni du journal du matin, je passais lentement devant chacun d’eux en leur demandant de garder le silence le plus total.
- Étape 2 – Même opération et même consigne, cette fois, avec la première page d’une partition.
- Étape 3 : Je leur demandais d’abord « Qu’avez-vous appris sur l’actualité du jour ? » leurs réponses fusaient alors sur les faits divers en cours, sans que j’aie besoin de les relancer
- Étape 4 : je leur posais la question « Qu’avez-vous appris sur la pièce musicale dont je vous ai montré la 1ère page ? » Invariablement je pouvais lire sur leur visage l’étonnement le plus total ! Puis, peu à peu, émergeaient des réponses concernant le titre et le compositeur (indications écrites en entête), puis les instruments utilisés, le tempo, le caractère… plus rarement, la tonalité principale, le style et… très exceptionnellement le ressenti à l’écoute intérieure du morceau présenté.
Car il s’agit bien de cela : face à la page imprimée, quand nous lisons un texte, littéraire ou musical qu’entendez-vous ? Ce test me permettait de faire prendre conscience aux élèves de la nécessité, à partir de la partition écrite, de développer une audition intérieure de qualité
Avec ou sans instrument?
L’apprentissage de l’écriture musicale : l’harmonie, le contrepoint, la fugue, la composition doit-il s’effectuer à la table seule où également à l’aide d’un instrument ? Et si c’est à l’aide d’un instrument : lequel ? Les pianistes (et claviéristes en tous genres), les guitaristes, les harpistes, les musiciens jouant d’un instrument harmonique vont être favorisés. Ils entendent sous leurs doigts la totalité des accords, de l’harmonie choisie ce qui ne peut être le cas de ceux qui jouent d’un instrument monodique.
Pour l’apprentissage professionnel de l’écriture, véritable « Everest » à gravir, l’idéal me semble être de l’entreprendre simultanément par ses deux versants : à la table et au clavier. Ce que l’étudiant aura du mal à « entendre » à la table pourra se nourrir de ce qu’il a l’habitude de jouer au clavier et ce qu’il aura du mal à enchaîner spontanément au clavier pourra se mettre en place grâce à la réflexion qu’il aura menée à la table.
Cette façon de faire m’a toujours amené à encourager mes étudiants non-pianistes qui voulaient devenir des professionnels à prendre des cours de piano complémentaires, cours qui, dans certains pays, sont très développés à l’intention des musiciens monodistes. Cela leur facilite l’étude de l’harmonie au clavier en parallèle avec l’harmonie à la table.
Je n’entends rien !
Il est une question qui a le don d’agacer les élèves en cours d’harmonie : sous cette mélodie, qu’est-ce que tu entends ? Au point même que j’ai souvent croisé des personnes qui, apprenant que je donne des cours d’harmonie, me répondent immédiatement : moi j’ai commencé à prendre ce genre de cours et j’ai vite arrêté, car je n’entendais rien !
Ma réponse est la suivante : comment puiser de l’eau dans un réservoir qu’on n’a pas rempli ? Autrement dit, comment « entendre », c’est-à-dire aller puiser dans son réservoir auditif intérieur pour pouvoir le noter sur la partition un accord (sa basse et les autres notes qui le composent) si on n’a pas intériorisé la palette des différents accords potentiels d’une tonalité donnée ? Comment les intérioriser ?
En chantant chacun d’eux patiemment autant qu’en les jouant au clavier. L’activité consistant à chanter les accords de bases à 3 sons est une partie essentielle des cours d’harmonie. En réalité que ce soient les notes d’une mélodie ou d’une harmonie, le moment où l’on écrit la note sur le papier doit s’accompagner du chant afin que les deux « gestes » (avec la main et la voix) soient totalement liés l’un à l’autre.
Et ceux qui ne veulent pas se professionnaliser ?
Il en va autrement pour ceux qui veulent composer, harmoniser, arranger pour le plaisir. Le temps et les efforts qu’ils consacrent à ces activités musicales méritent qu’on leur facilite les choses pour surtout ne pas se décourager. C’est la raison pour laquelle l’utilisation d’un clavier, même si leur pratique n’est pas encore aisée, stimule la recherche harmonique, mélodique ou même rythmique sans parler des outils numériques maintenant mis à disposition. Dans mes formations à leur intention j’utilise donc essentiellement le clavier pour composer, car cette source sonore immédiate permet de faire les meilleurs choix quitte à les justifier en théorie par la suite.
Rendez-vous à la mise en loge : tout un monde intérieur
Pour en terminer avec les cours traditionnels d’harmonie : comment vérifier que ce travail d’intériorisation des sons successifs ou simultanés a été fait par les élèves qui se destinent à une carrière musicale ? Le rendez-vous incontournable qui les attend est bien connu depuis des siècles. On l’appelle LA MISE EN LOGE.
L’expression mettre en loge est employée pour toutes sortes d’examens nécessitant l’isolement d’un candidat pendant une durée fixée où il ne peut recevoir aucune aide ni documents extérieurs. À la fin de la mise en loge, il remet sa copie qui sera corrigée et évaluée par des spécialistes.
En musique cette expression a sa référence majeure dans le célèbre Prix de Rome institué pour la musique en 1803. Il s’agissait de sélectionner des compositeurs pour attribuer aux meilleurs d’entre eux un séjour à la villa Médicis à Rome d’où ils étaient censés être dans les meilleures conditions artistiques possibles afin de créer des œuvres nommées « envois de Rome ». Le 2e tour de sélection consistait en une mise en loge d’une trentaine de jours pour écrire une cantate à partir d’un livret écrit pour l’occasion.
Le sujet d’une fugue
Plus simplement, tout apprentissage professionnel d’écriture comprend dans son cursus des mises en loge. En cours de fugue, voici un exemple d’énoncé que l’étudiant reçoit en début de mise en loge sous forme d’un sujet, courte ligne mélodique, base de tout l’édifice qu’il va lui falloir échafauder :
Faites l’expérience : en lisant le sujet d’une fugue, c’est-à-dire l’entrée de la première voix tant qu’elle est seule et en écoutant l’ensemble de la fugue terminée, on peut saisir tout l’effort de concentration nécessaire au compositeur placé en mise en loge, pour qu’il anticipe l’audition complète, à la table, sans instrument, du résultat final.
Dur retour au monde extérieur
Cela me rappelle la mise en loge terminale de mes études de fugue au CNSMD de Paris où nous devions composer sans l’aide d’un piano une fugue complète dans le style de Robert Schumann.
Une vingtaine d’heures plus tard, comme tous mes camarades « mis en loge » dans un studio du Conservatoire, rue de Madrid à Paris, je remettais ma composition à l’appariteur de service, reprenais ma voiture (vaillante 2 chevaux) garée dans le quartier et, arrivé place du Général de Gaulle en pleine nuit, ne réagissait pas assez vite quand le conducteur de la voiture qui me précédait freinait soudainement : c’était l’accident !
Vingt heures d’audition intérieure en loge et le monde extérieur se rappelait brusquement à moi ! Pourtant, cet examen reste dans ma mémoire un excellent souvenir surtout lorsque Philippe Lefèvre interpréta ma réalisation dans la salle d’orgue. Le meilleur moment est vraiment celui où l’on peut comparer la sensation imaginée avec la sensation réalisée de l’œuvre par les musiciens. Et avouons-le honnêtement, Debussy lui-même en convenait, l’écoute de son œuvre réserve toujours des surprises et, par conséquent suscite des ajustements.
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